Le 27 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme s’est à nouveau penchée, en Grande Chambre, sur la manière dont les décisions des cours d’assises doivent être motivées. C’est l’affaire Lhermitte qui lui donne l’occasion de revenir sur sa jurisprudence.
En attendant l’arrêt, qui ne sera pas prononcé avant plusieurs semaines, Daniel De Beer, qui a déjà consacré plusieurs articles à cette question sur Justice-en-ligne (« Vers un nouveau procès d’assises ? », 29 juillet 2011 ; « La Cour de cassation annule la condamnation de Richard Taxquet : vers un nouveau procès d’assises », 30 octobre 2011, fait le point, actualisant ainsi d’autres articles publiés sur Justice-en-ligne en la matière (Fr. Kuty, « La portée de l’arrêt Taxquet (affaire Cools) de la Cour européenne des droits de l’homme », 29 janvier 2009, ; J. Cl. Matgen, « L’arrêt Taxquet bis de la Cour européenne des droits de l’homme : de la motivation à la ‘compréhension’ des décisions de jurys d’assises, 17 novembre 2010, ; P. Dhaeyer, « La Cour de cassation et les modifications de sa jurisprudence dans l’affaire Taxquet : la société bouge, la justice évolue », 2 décembre 2011, ; B. Frydman, « Le jury d’assises conforme au procès équitable selon la Cour européenne des droits de l’homme », 26 décembre 2012.
L’auteur, professeur invité à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, répond ainsi à la question : indépendamment de l’état actuel de la législation belge, que dit précisément la Cour européenne des droits de l’homme sur l’exigence de motivation des condamnations prononcées par la cour d’assises ?
1. On sait qu’il n’y a pas de procès équitable si la personne condamnée ne dispose pas des éléments lui permettant de comprendre les raisons qui ont conduit à sa condamnation.
Généralement la question ne se pose pas, les juges prenant soin de motiver leurs décisions.
2. Cependant, il n’en était pas de même devant la cour d’assises. Les jurés devaient – et doivent encore – en effet répondre par « oui » ou « non » à une série de questions articulées les unes aux autres et au terme desquelles on aboutit à l’acquittement ou à la culpabilité de l’accusé pour telle ou telle infraction.
Aucune motivation ne venait étayer la décision. N’y avait-il pas là une sérieuse entorse au principe du procès équitable ?
On se souviendra que la question a été posée à la Cour européenne des droits de l’homme à l’occasion l’affaire Taxquet et qu’effectivement, la Cour constata en janvier 2009 que cette absence de motivation n’était pas conforme à l’équité requise. Le législateur belge tira les leçons de cet arrêt et modifia la législation en décembre 2009. Sous sa forme actuelle, la loi fait obligation de formuler « les principales raisons de la décision du jury ».
3. Cependant, tout n’était pas encore dit à l’échelon européen sur cette exigence de motivation. Saisie à son tour de l’affaire, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme rendit le 16 novembre 2010 un arrêt qui ne manque pas d’intérêt. Si la Cour confirma l’iniquité de la condamnation de M. Taxquet par la Cour d’assises, elle développa de manière assez subtile en quoi consiste une motivation acceptable. Certes, une motivation est bonne lorsqu’elle permet à l’accusé et au public de comprendre les raisons concrètes, compte tenu notamment des arguments échangés, qui motivent la condamnation.
Néanmoins, cela se traduit-il obligatoirement par la formulation précise des motifs justifiant la condamnation, à l’instar de ce qui se fait devant les tribunaux ordinaires ?
Pour répondre, la Cour tint en substance un raisonnement en trois temps.
Il faut partir, dit-elle, de la constatation de ce que les pays européens qui ont recours au jury populaire sont nombreux. Cela fait partie de leurs traditions juridiques et ne mérite pas d’être critiqué. Il faut dès lors s’accommoder des particularités d’une procédure dans laquelle interviennent des profanes, ce qui peut s’avérer peu compatible avec les exigences auxquelles les juges professionnels doivent se plier.
Par conséquent, il ne s’agit plus de vérifier s’il y a bien motivation formelle, mais d’examiner si le but de cette motivation est atteint. En d’autres termes, compte tenu de la manière très concrète dont le procès s’est déroulé, l’accusé et le public ont-ils été mis en situation de comprendre effectivement les raisons qui ont conduit le jury à un verdict de culpabilité pour telle ou telle infraction ?
Il ne s’agit donc pas d’affaiblir l’exigence de motivation mais d’en accepter d’autres traductions que formelles et de contrôler si le résultat qui justifie cette obligation est atteint.
Pour ce faire, il s’impose de scruter les garanties procédurales de tout le procès. Les droits de la défense ont-ils pu s’exercer sur tous les faits et les circonstances de la cause ? Y a-t-il eu information complète des jurés sur les tenants et aboutissants des éléments concernant l’accusé ? Les questions posées aux jurés, aussi laconiques soient-elles, permettent-elles de déterminer sans équivoque l’étendue de la responsabilité pénale de l’accusé ? Etc.
C’est en procédant de la sorte que la Cour a conclu que le procès de M. Taxquet avait été inéquitable. Il y avait huit accusés et seulement trente-deux questions posées au jury, dont quatre à peine concernaient M. Taxquet. De surcroît, ces questions n’étaient pas individualisées et avaient une portée trop générale pour permettre de savoir quels éléments de preuve et quelles circonstances avaient conduit au verdict de culpabilité.
4. Il reste voir ce que décidera la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Lhermitte : reverra-telle sa jurisprudence, comment l’appliquera-t-elle dans les circonstances concrètes de ce procès ? Dès l’arrêt rendu, Justice-en-ligne y reviendra.
Par Daniel de Beer le 11 avril 2016.
Source : Justice en ligne