Allons-nous vers une disparition de l’instruction judiciaire ?
Le ministre de la Justice souhaite en tout cas étendre de manière très substantielle le domaine d’application de la « mini-instruction », créée par une loi de 1998.
La « mini » permet au ministère public, sans cesser de diriger ses enquêtes et donc sans « mettre une affaire à l’instruction », de faire ordonner par un juge d’instruction des moyens d’enquête constituant d’ordinaire des actes d’instruction, alors qu’en principe de tels actes ne seraient possibles que dans le cadre plus général d’une instruction.
Quels sont les enjeux de cette extension ? Hervé Louveaux, juge au Tribunal de première instance de Bruxelles et administrateur de l’association syndicale des magistrats (ASM), nous donne sa réponse à cette question.
L’instruction ordinaire
1. Le juge d’instruction a seul le pouvoir de mettre en œuvre certains actes d’enquête et de prendre des décisions de nature particulièrement contraignante et intrusive.
Il s’agit, dans le domaine de la privation de liberté, du mandat d’arrêt. Il s’agit aussi d’actes portant atteinte, entre autres, au droit à la vie privée, au secret des communications voire à l’intégrité physique, tels que des perquisitions (visites domiciliaires), des écoutes téléphoniques, des repérages de communications téléphoniques, des prélèvements en vue d’expertise, etc.
Le juge d’instruction ne peut traditionnellement mettre ces devoirs en œuvre que lorsqu’il est saisi d’un dossier d’instruction.
Il peut être saisi de deux manières : soit le procureur du Roi ouvre une instruction, soit la partie qui s’estime préjudiciée par une infraction provoque cette saisine en se constituant partie civile.
Sauf exception, le juge d’instruction ne se saisit pas lui-même d’un dossier, il ne peut choisir lui-même d’enquêter sur des faits. Il s’agit d’une salutaire séparation du pouvoir de poursuivre, qui appartient au procureur du Roi, et du pouvoir d’instruire, qui relève du juge d’instruction.
La mini-instruction
2. En 1998, le législateur a prévu une importante exception à ces principes en instaurant la mini-instruction. Il s’agissait de permettre au procureur du Roi de requérir du juge d’instruction l’accomplissement d’un acte d’instruction sans le saisir d’un dossier d’instruction. Il est dès lors possible de voir ordonner des actes d’instruction contraignants et intrusifs en l’absence de saisine du juge d’instruction de l’ensemble du dossier, le procureur du Roi gardant la maîtrise de celui-ci et de l’enquête.
Le procureur n’est toutefois pas assuré de conserver la maîtrise du dossier car après l’exécution de l’acte requis, le juge d’instruction peut décider de continuer lui-même l’enquête. On parle dans ce cas d’auto-saisine du juge d’instruction.
La loi restreint la mini-instruction à d’étroites limites : il ne peut pas y avoir de mini-instruction pour requérir les actes les plus graves, telles que le mandat d’arrêt, les écoutes de communications et de télécommunications privées et le mandat de perquisition.
En pratique, la mini-instruction est utilisée très couramment. Elle porte le plus souvent sur des repérages rétroactifs de communications téléphoniques (« Zoller malicieux ») et sur des mesures d’exploration corporelle.
L’avant-projet de loi du ministre Koen Geens modifiant le droit pénal et la procédure pénale (« Pot-pourri II »)
3. Un avant-projet, affublé du surnom « Pot-pourri II », après un « Pot-pourri I, qui concernait la procédure civile), vient d’être proposé par le ministre de la Justice Koen Geens, qui tend à étendre les actes d’instruction pouvant être requis par voie de mini-instruction aux écoutes de communications et télécommunications privées, à l’« observation avec des moyens techniques afin d’avoir une vue dans des lieux privés », au « contrôle visuel discret » dans les lieux privés ainsi qu’à la perquisition.
Si cette modification de la loi devait être adoptée, seul le mandat d’arrêt échapperait encore au domaine de la mini-instruction.
Objectifs de cet avant-projet de loi et appréciation critique
4. Le ministre de la Justice justifie cette extension par un objectif pragmatique : « décharger le juge d’instruction des affaires pénales relativement simples ou petites de manière à ce qu’il puisse se consacrer à des affaires plus complexes » et « éviter la procédure relativement lourde allant de pair avec une instruction ».
Le besoin de cette mesure est défini dans l’avant-projet par le constat, inexact à notre avis, que « le juge d’instruction est perdu, par sa saisine systématique à cause des moyens de contrainte, dans un ensemble confus de dossiers concernant des affaires pénales très diverses, ce qui entraîne des problèmes et cause l’intervention de plusieurs services de police, de sorte qu’il peut difficilement remplir son rôle de direction de l’enquête ».
Il nous semble au contraire que cette extension est de nature à alourdir encore la charge des parquets qui souvent sont déjà débordés par manque d’effectifs, ce qui les contraint à classer sans suite de nombreux dossiers.
5. Pour approfondir l’examen critique de l’avant-projet du ministre Koen Geens, on peut aussi se référer à l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 202/2004, du 21 décembre 2004, qui a annulé les dispositions de la loi du 6 janvier 2003 permettant au procureur du Roi, dans le cadre d’une mini-instruction, de demander au juge d’instruction d’ordonner certaines techniques d’observation dans un domicile ou le contrôle visuel discret dans un lieu privé.
La Cour constitutionnelle avait considéré qu’en raison de la gravité de l’atteinte à des droits fondamentaux qu’impliquent ces mesures, celles-ci ne pouvaient être autorisées « que dans les mêmes conditions que celles concernant la perquisition et les écoutes téléphoniques ». Par une lecture de cet arrêt d’annulation qui peut sembler réductrice, le ministre considère que pour échapper à la critique, il suffit de soumettre les écoutes et les perquisitions au même régime que ces mesures d’observation, en intégrant l’ensemble de ces mesures dans le domaine d’application de la « mini ».
Pourtant l’indépendance et l’impartialité du juge d’instruction et sa connaissance de chaque élément du dossier qu’il instruit, constituent de sérieuses garanties lors de la décision de mettre en œuvre des mesures portant gravement atteinte aux droits fondamentaux. Le ministère public n’offre pas ces garanties, même s’il se caractérise aussi par une certaine indépendance, affaiblie toutefois par sa structure d’autorité pyramidale, et même s’il a aussi pour mission, suivant la Cour de cassation, de rassembler les preuves tant à charge qu’à décharge.
6. Une autre critique touche à l’équilibre des pouvoirs des différentes autorités judiciaires.
L’extension envisagée de la mini-instruction pourrait n’être qu’un premier pas vers la suppression pure et simple de l’institution du juge d’instruction.
Si le ministre de la Justice n’a pas pris ouvertement parti pour cette suppression, il l’évoque comme une option à envisager. Dès la loi de 1998, qui a créé la mini-instruction, le législateur a été attentif à éviter de vider l’institution du juge d’instruction de sa substance et de le transformer en juge de l’instruction, c’est-à-dire un juge extérieur à l’instruction, ayant la mission d’autoriser certains actes. Dans ce système, le ministère public dirige l’instruction et n’en réfère au juge que lorsqu’il a besoin d’une autorisation, par exemple pour ordonner une perquisition.
Ceci rappelle, mais de très loin, la tradition du droit pénal accusatoire, qui domine entre autres aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Dans un tel régime, l’Attorney, ce lointain cousin de notre procureur, est une partie au procès pénal, à égalité avec l’accusé ou le prévenu. Il n’y a dans ce modèle aucune confusion entre ce rôle de partie au procès et la mission de prendre des décisions judiciaires, laquelle n’appartient qu’aux tribunaux.
Dans la tradition inquisitoriale qui domine historiquement en Belgique, le procureur du Roi n’est pas une partie au procès comme les autres parce qu’il représente l’intérêt général et que sa mission est de faire triompher la vérité. Le juge d’instruction, chargé à la fois de diriger l’enquête et de prendre des décisions judiciaires, est une institution inconcevable dans un modèle accusatoire.
On voit donc que l’extension de la mini-instruction et, plus encore, la suppression de l’institution du juge d’instruction, constitueraient des pas vers un système pénal plus accusatoire.
Dans le choix de ce modèle, il importe à nos yeux de préserver des garanties au moins équivalentes à celles que nous connaissons actuellement grâce entre autres à la séparation du pouvoir de poursuivre et du pouvoir d’instruire, qui a été évoquée plus haut.
Sinon, il est à craindre que le juge de l’instruction, qui prendrait la place du juge d’instruction, sombre dans le simple entérinement de l’action du ministère public. Des siècles de système inquisitorial laissent des traces. Sommes-nous prêts, si nous renonçons au juge d’instruction, à faire du ministère public une partie comme les autres ?
Par Hervé Louveaux, le 17 juillet 2015
Source : http://www.justice-en-ligne.be/article734.html