L’État ne peut rester passif lorsqu’il a connaissance de violences domestiques. Telle est, en substance, la portée de l’arrêt M.G. c. Turquie prononcé le 22 mars 2016 par la Cour européenne des droits de l’homme.
Au-delà de cet arrêt, c’est l’occasion pour Jérémie Van Meerbeeck, juge au Tribunal de première instance de Bruxelles et professeur invité à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, d’expliquer la notion d’« obligation positive » qui pèse sur les États pour les obliger à prendre des initiatives en vue de la garantie des droits de l’homme.
1. Pendant longtemps, la Convention européenne des droits de l’homme a été interprétée comme imposant surtout des obligations négatives aux Etats, en leur interdisant de porter atteinte aux droits qu’elle consacre. Depuis plusieurs années, de plus en plus d’obligations positives sont également mises à leur charge. Elles exigent l’adoption de mesures visant à garantir la jouissance de ces droits, si nécessaire en empêchant des tiers de les entraver.
2. En matière de mauvais traitements commis par des particuliers, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention, qui prohibe la torture et les traitements inhumains et dégradants, oblige les Etats à mettre en place un cadre juridique (et à l’appliquer en pratique) afin de protéger les victimes et de punir les responsables lorsqu’ils sont informés d’un « risque imminent » ou de la survenance d’un mauvais traitement (arrêt M.G. c. Turquie, § 85).
3. En l’espèce, alors que la victime avait saisi le procureur de la République le 18 juillet 2006 d’une plainte contre son conjoint pour viol, torture, privation de liberté et blessures volontaires et que deux rapports médicaux attestaient de la réalité de ses plaintes, l’homme ne fut inculpé que le 22 février 2012. Pourtant, dès 2007, les violences avaient été confirmées par une décision du tribunal de la famille prononçant le divorce entre les époux. Selon la Cour, « rien ne saurait expliquer la passivité du procureur de la République pendant une période aussi longue », d’autant qu’« il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle » des victimes de violences domestiques et « d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais » (§ 95).
Après avoir rappelé que, à deux reprises déjà, elle avait constaté que la violence domestique « touchait principalement les femmes et que la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque créait un climat propice à cette violence » (§96), la Cour conclut que la manière dont les autorités ont, en l’espèce, mené les poursuites pénales « participe également de cette passivité judiciaire » et constitue une violation de l’article 3 de la Convention (§ 97) ; la Cour évoque notamment à l’appui de cette conclusion la Convention du Conseil de l’Europe ‘sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique’ signée à… Istanbul (§§ 93 et 94).
Selon la juridiction européenne, la violation, par la Turquie, de cette disposition résulte également du fait que, à l’époque des faits, la législation turque ne protégeait pas les femmes divorcées de la même façon que les femmes mariées, la Cour soulignant le « sentiment de peur » dans lequel a vécu la victime, « cachée dans un foyer pendant deux ans et demi » et le « retentissement des violences qu’elle a subies […] » (§ 104).
Enfin, la Cour estime que l’État turc a également violé l’article 14 de la Convention, qui interdit toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention dès lors, d’une part, « que le manquement – même involontaire – des États à leur obligation de protéger les femmes contre la violence domestique s’analyse en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi » (§ 115) (voir aussi l’arrêt Civek c. Turquie, prononcé le 23 février 2016 par la même Cour, requête n°55354/11) et que, d’autre part, la législation turque ne protégeait pas de la même manière les femmes mariées et divorcées.
4. Quelques jours après l’accord intervenu entre l’Union européenne et la Turquie sur les migrants, il est réconfortant de constater qu’il existe encore des autorités publiques qui se soucient du respect des droits (en l’espèce, plutôt des obligations) de l’homme en Turquie. Il est dommage de ne les trouver qu’à Strasbourg.
5. Au moment de terminer ce commentaire, il nous revient que la Cour européenne des droits de l’homme continue à étoffer sa théorie des « obligations positives », confirmant les obligations indirectes que la Convention impose, de la sorte, aux particuliers. Dans un arrêt E.B. c. Hongrie du 12 avril 2016 (req. n° 64602/12), elle vient ainsi de condamner la Hongrie pour violation du droit au respect de la vie privée en raison d’attitudes racistes de certaines personnes privées. Selon la Cour, les autorités hongroises n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables (notamment en termes d’enquête) pour établir le rôle joué par d’éventuels motifs racistes dans le cadre d’insultes et de menaces qui auraient été proférées, lors d’une marche contre les Roms, par un membre d’un groupe paramilitaire d’extrême droite à l’encontre d’une femme de cette origine.
Par Jérémie Van Meerbeeck, le 6 juin 2016
Source : http://www.justice-en-ligne.be/article888.html