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Les juges administratifs français face au burkini

Le Conseil d’État de France vient de suspendre, ce 26 août 2016, un arrêté municipal qui avait été adopté de manière à empêcher le port du burkini sur les plages.

Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, expose le cheminement judiciaire de cette affaire et, tout en précisant la portée de l’ordonnance du Conseil d’État, analyse les enjeux de ce débat.

1. À la fin du mois de juillet 2016, le maire de Cannes, rapidement suivi par une trentaine d’autres communes, prenait la décision d’interdire sur ses plages le « burkini », un vêtement adapté à la baignade, couvrant le corps et les cheveux, porté par une poignée de femmes musulmanes. Plus exactement, l’arrêté interdisait l’accès aux plages et à la baignade « à toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades », ainsi que « le port de vêtements pendant la baignade ayant une connotation contraire à ces principes ».

2. Le 13 août 2016, le Tribunal administratif de Nice rejetait le recours intenté par une association de lutte contre l’islamophobie. En tenant compte du contexte et notamment de la tuerie perpétrée dans sa ville un mois plus tôt, le juge considérait que cet affichage ostentatoire de la religion musulmane était susceptible d’être perçu comme davantage qu’un « simple signe de religiosité ». Dès lors, le burkini était de nature à « créer ou exacerber des tensions », et son interdiction était justifiée par la protection de l’ordre public. Cette mesure était d’autant moins excessive, ajoutait le juge, que les plages ne constituent pas « un lieu d’exercice adéquat » de la liberté de religion.

3. Le 22 août 2016, le même tribunal confirmait l’arrêté similaire adopté par le maire de Villeneuve-Loubet.

Les juges se fondaient principalement sur trois arguments. Premièrement, le tribunal maintient son appréciation selon laquelle les plages seraient soumis à un régime juridique particulier : dans un « État laïc, elles n’ont pas vocation à être érigées en lieux de culte, et doivent rester au contraire un lieu de neutralité religieuse ».

Deuxièmement, le port du burkini serait une expression « inappropriée » des convictions religieuses, qui à ce titre peut aisément faire l’objet d’une restriction. Le tribunal fonde cette conclusion sur une exégèse du burkini, dans lequel il perçoit deux messages : le soutien au terrorisme et l’humiliation de la femme. D’abord, le burkini serait « susceptible d’être interprété » comme une « revendication identitaire » qui relève du « fondamentalisme islamiste » à l’origine des attentats récents. Il constituerait ainsi une « provocation » pour les autres baigneurs. Ensuite, il a « pour objet de ne pas exposer le corps de la femme » et peut donc être analysé « comme l’expression d’un effacement de celle-ci et un abaissement de sa place qui n’est pas conforme à son statut dans une société démocratique ».

Troisièmement, dès lors que le burkini peut être interprété par certains comme une manifestation d’« extrémisme religieux », comme une « provocation de nature communautariste ou identitaire », il risque de provoquer des troubles.

Le maintien de l’ordre public justifie donc une restriction selon le Tribunal administratif de Nice.

4. Cette ordonnance a été annulée par le Conseil d’État le 26 août 2016.

De manière assez laconique, le Conseil d’État rejette chacun de ces trois arguments. Les deux premiers sont écartés par un simple rappel : les pouvoirs de police du maire, sur les plages comme ailleurs, sont limitées à la protection de l’ordre public. « Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations ». Ainsi, le maire ne saurait imposer le respect d’une quelconque neutralité religieuse sur les plages.

L’invocation de la laïcité par le tribunal administratif de Nice était particulièrement malvenue : ce principe impose une neutralité religieuse aux agents publics et non aux personnes privées. Le pompier qui surveille la baignade ne peut porter le voile, mais cette interdiction ne concerne pas les baigneurs.

De même, le fait que, suite aux attentats, certaines personnes se sentent offensées par le port du burkini ne justifiait pas une interdiction : « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée ».

Seule la menace de l’ordre public matériel, c’est-à-dire le risque de violences, pouvait justifier l’arrêté litigieux. Mais de tels risques ne doivent pas être simplement hypothétiques, ils doivent être « avérés », rappelle le Conseil d’État. Or, aucun élément produit devant le juge ne lui permet d’identifier un tel danger.

Le Conseil d’État suspend donc l’arrêté litigieux.

5. Les mesures similaires adaptées dans d’autres communes devraient connaître le même sort, à moins que les maires soient en mesure de démontrer un véritable risque de violences sur leurs plages, ce qui semble improbable.

En outre, à supposer établie la menace de l’ordre public, le maire devra encore établir qu’il ne lui était pas possible d’éviter les troubles en assurant la présence d’effectifs policiers. Une restriction de la liberté n’est en effet admise qu’à condition d’être la solution la moins intrusive pour garantir l’ordre. Le tribunal administratif de Nice avait estimé que les forces de police étaient déjà fortement mobilisées pour faire face aux attentats et qu’il n’était « pas envisageable de les solliciter encore davantage ». Il est loin d’être certain que cet argument emporte la conviction des futurs juges.

6. L’ordonnance du Conseil d’État a été saluée par la plupart des observateurs.

Deux types de critiques lui ont été adressées par des partisans de l’interdiction du burkini.

Certains voient dans le burkini une atteinte à la dignité de la femme.

Cet argument pose plusieurs problèmes. D’abord, si le Conseil d’État admet bien que la dignité humaine relève de l’ordre public, il n’a jusqu’ici appliqué ce raisonnement que dans deux cas : le lancer de nain, activité qui réduit un humain au rang d’objet, et les propos racistes ; il est renvoyé sur ce point aux articles consacrés sur Justice-en-ligne à ces cas, accessibles via son moteur de recherche et le mot-clé « Affaire Dieudonné »). Il n’est pas certain que le fait pour une femme de se couvrir les cuisses ou les cheveux provoque un préjudice de la même ampleur. Ensuite, l’argument de la dignité humaine n’explique pas en quoi le burkini se distinguerait du voile islamique traditionnel.

La seconde classe des partisans de l’interdiction écarte ce problème. Pour eux, toute manifestation de convictions musulmanes est assimilable à un soutien au terrorisme.

On peut espérer que cette thèse, qui réjouira sans doute Daech, demeure isolée. Là réside néanmoins sans doute le fond du problème. Si la polémique porte en apparence sur le seul burkini, c’est bien, comme le rappelle le Conseil d’État, « le port de tenues qui manifestent de manière ostensible une appartenance religieuse » qui était visé par l’arrêté litigieux. Comme un tsunami, la volonté d’une partie de la classe politique de chasser l’islam de l’espace public commence par la plage pour se propager sur le reste du territoire. L’objectif semble bien être d’interdire le port du foulard dans la rue. La « loi anti-burkini » dont certains responsables politiques réclament le vote ne serait rien d’autre qu’une loi contre le voile. Une telle mesure serait probablement jugée contraire à la Constitution et assurément contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Dans son arrêt relatif à la loi qui, pour bannir la burqa, interdisait de se dissimuler le visage dans l’espace public, la Cour européenne des droits de l’homme insistait sur le fait que la loi n’était pas « explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage » (S.A.S. c. France, 1er juillet 2014).

7. Il faut bien comprendre ce que cache le débat sur le burkini. Il s’agit pour certains d’affirmer avec le tribunal de Nice que toute manifestation ostensible de convictions musulmanes est, au minimum, une provocation après les tueries perpétrées au nom de cette religion.

La France est en train de céder sous les coups répétés du terrorisme. Après le massacre de Charlie Hebdo, le premier réflexe partagé avait été de repousser l’amalgame entre les fous de Dieu et les simples musulmans. Cette précaution semble sur le point de disparaître face aux multiples répétitions de l’horreur : par conviction ou plus vraisemblablement par calcul, une partie de la classe politique lance la chasse à l’Islam.

L’ordonnance du Conseil d’État constitue un frein juridique. Mais pour la pollution du débat politique, il est déjà trop tard.

Par Thomas Hochmann, le 11 septembre 2016

Source : http://www.justice-en-ligne.be/article915.html